
Ca commence comme un voyage de jeunesse, avec une bonne bande de copains, retrouvée un soir d’août sur le port du Pirée. Ca commence comme un voyage qui devait être organisé un minimum. Et ça donne un voyage qui doit débuter en bateau, mais un bateau qui n’est pas sur le bon quai, et le bon quai qui pourrait en fait être un kilomètre plus loin que le point de rendez-vous. Dix-sept minutes à la montre pour le rejoindre, quinze kilos de bagages au dos ou à la main avec lesquels courir, la peur que tout soit loupé, que le copain-qui-rêve ne puisse plus inviter plus la bonne bande dans sa maison cythéroise. Et puis le sort qui vient à la rescousse quelques centaines de mètres éreintants plus loin, et laisse se découvrir, entre le bateau pour la Crète et celui pour les Cyclades, le Koronaros, qui embarque pour Cythère. Un soupir collectif soulagé, les amarres larguées, et la route qui s’actionne à mesure que s’éloignent Le Pirée, Athènes et leur chape de pollution brunâtre, qui participerait presque, au soleil couchant, d’un certain charme.
Ce n’est pas la première fois que le copain-qui-rêve m’invite dans sa grande de maison jaune et bleue d’Aroniadika, minuscule village au nord de l’île. Pourtant l’envie de revivre Cythère est intacte. Passé un poème de Baudelaire et un tableau de Watteau, Cythère n’évoque rien à personne. Expliquer que ça sera la première étape de mon voyage d’été, avant la Crète, la Cappadoce puis Istanbul, m’a demandé à chaque fois quelques précisions géographiques, « une île entre le Péloponnèse et la Crète ». Et a toujours appellé la même réponse à la question que s’en suit : non, il n’y a pas forcément grand chose « à voir » à Cythère, pas de ruines d’importance, pas d’anciens champs de batailles qui auraient changé l’histoire de la Grèce antique, pas d’étape mythologique conséquente sinon qu’Aphrodite y serait née, point que lui dispute Chypre (une querelle qui risque de durer, cela va de soi). Mais j’aime cette île, qui bien qu’elle soit l’une des plus grande de la mer Egée, est un secret bien gardé. Son charme est sa simplicité, celle d’un bout de Grèce où je retrouve tout ce que j’aime de ce pays.
Cythère, c’est la Grèce de chaque jour : les vieux du village de Chora qui passent l’après-midi au café, alternant, komboloï à la main, les Peter Stuyvesant et les parties de tavli (ce qu’on appelle baggamon en France , pendant que les vieilles restent invisibles. Semées sur toute l’île, les maisons inachevées, pour éviter à leurs propriétaires de payer des impôts. Sur les routes qui les bordent, déboulent les scooters sans casque et les voitures allemandes ou japonaises à toute berzingue, leurs conducteurs se croyant peut-être protégés par la croix orthodoxe inévitablement pendue à leur rétroviseur. Cythère est aussi toute la Grèce à table, le café frappé du matin ou un tzatziki sur le pouce, à l’ombre des pins, pendant que les cigales hurlent leur concert assourdissant. C’est un dimanche matin au marché de Potamos, où le voyageur occidental se rappellera la vraie couleur des fruits et des légumes, et surtout leur vrai goût. Puis une soirée de mezzés, en écoutant le cardiologue de l’île, évidemment fumeur invétéré, reprendre des succès de rebetiko avec son groupe.
Au détour d’une promenade, Cythère est évidemment un bout de l’histoire grecque, le rappelle le rocher au sud de l’île, où le clinquant « Captain Spiros » emmène les touristes observer des fonds marins rouges et turquoises. Tout en méditant sur les capacités des dieux olympiens : ledit rocher, franchement imposant, ne serait autre qu’une goutte de sperme de Zeus, probablement oubliée au court de l’une de ses (nombreuses) conquêtes… L’histoire grecque est aussi celle de l’Europe : Cythère a été tour à tour grecque, romaine, vénitienne, byzantine, re-vénitienne, a vu passer les pirates de Barberousse et les soldats de Napoléon, avant de retrouver le calme hellène. Des forteresses vénitiennes, des peintures byzantines, que je découvre, stupéfait, laissées à l’oubli au milieu des ruines de Paléochora, en témoignent.
Cythère est aussi la Grèce des paysages, celle d’une errance libératrice le long d’une côte sauvage, ses rochers secs et tranchants qui tombent à pic dans la Méditerranée après des kilomètres de routes tortueuses, étroites et trouées, accrochées aux flans de montagnes parfois étonnamment vertes. C’est la Grèce des eaux turquoises comme un lagon de Pacifique sur la plage-embarcadère de Diakofit, et celle des minuscules criques, nichées entre des roches ciselées par la mer et le vent, au creux desquelles il fait bon se rafraîchir une fin d’après-midi, la peau pigmentée par le sable. La Méditerranée, ici terriblement salée, n’en est pas moins un plaisir délicat, tiède et suave, qui se prolonge en regardant le soleil rougir puis disparaître, comme s’il était trop flatté de briller sur ces paysages millénaires.
2012 commande de se poser l’inévitable question, celle de la crise. Elle est pourtant ici invisible. Des prix presque inchangés depuis ma dernière escapade il y a huit ans, pas de magasins qui braderaient leurs produits, pas de rideaux baissés. La Grèce vient d’enchainer deux élections législatives, pour au final ramener au pouvoir une coalition emmenée par la droite de Neos Demokratia alliée aux socialistes du Pasok (ce n’est jamais que l’inverse de la précédente alliance). Mais ces deux échéances ont marqué parce qu’elles ont permis aux néo-nazis d’Aube dorée d’obtenir 7% des voix. Oui, des néo-nazis. Donc je ne trouve pas trace à Cythère, ni sur les murs, ni nulle part, pas plus que des autres forces politiques. Pas plus non plus, qu’une quelconque manifestation de tout le ressenti amer qu’ont les Grecs à l’égard de la « troïka » UE-FMI-BCE, qui tente de s’occuper (trop ou pas assez, chacun son point de vue) de la dette abyssale du pays.
La crise n’est visible que dans les télévisions, qui diffusent à longueur de journée des images d’hommes cravatés prenant place à la même table sous un crépitement de flashs, avant que les portes ne se referment sur une énième session de négociations. Mais elle existe. A la fête de village d’Avlemonas, petit port bucolique de la côte ouest, ça a beau danser et chanter partout autour de grandes tablées couvertes de mezzés et de souvlakis, comme si rien n’avait changé, je sais qu’il y a forcément ici des étudiants désespérés par un taux de chômage monstre chez les jeunes, des fonctionnaires qui ont vu leur salaire réduit de moitié, des retraités dont la pension se limite parfois à 100 euros mensuels.
Les interroger n’aurait pas grand sens sur ce blog, leurs témoignages affluent sur le net. Il est temps de quitter Cythère, avant d’y revenir, cela sera nécessaire, tant cette île, à l’abri des touristes occidentaux, est simple et apaisante, incarnant calmement et avec assurance, la Grèce inusable, celle qui parle à tous les sens à la fois. Et qui mérite d’être découverte. Le grand Charles le disait bien avant et bien mieux que moi :
« Île des doux secrets et des fêtes du coeur!
De l’antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme
Et charge les esprits d’amour et de langueur. »
Posted on 12 août 2012
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