Carnet effleuré de Crète

Posted on 23 août 2012

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De mes voyages d’enfance autour de la Méditerranée, je n’ai pas toujours gardé les souvenirs qu’il conviendrait. Au grand dam de mes parents (mais franchement, quel gamin n’a pas déçu les siens de façon similaire), les ruines antiques me servaient souvent d’abord de terrain d’escalade, les salles des musées qui m’intéressaient étaient essentiellement celles avec ventilateurs, et lors d’une étape dans un village grec ou italien, j’avais surtout envie de savoir si l’hôtel aurait ou non une piscine.

Reste que quelques moments ont fait exception. Et la Crète en fut. C’était il y a 19  ans (j’ai failli douloureusement écrire « il y a vingt ans » pour la première fois bien de ma vie, mais chaque chose en son temps) et  j’avais été saisi ici par des sensations et des images qui ont depuis travaillé mon subconscient (ou mon inconscient, je ne sais jamais), de façon à ce que je repense régulièrement à ce voyage avec une certaine émotion. Elle me revient dès les premières lumières de Kissamos, aperçues depuis le bateau qui m’emmène de Cythère, cette fois en seule compagnie de la voyageuse. Les arrivées par la mer, la nuit, ont quelque chose qui me plaît, et la côte nord de la Crète parsemée de lumières, qui s’éparpillent sur les montagnes, y ajoute juste ce qu’il faut de trépignement. Trois jours, trois villes, le voyage de Crète sera court, mais devrait permettre de vérifier, au moins partiellement, la véracité du souvenir.

Hania, poésie douce  

Kissamos – qui vient d’être rebaptisée Kastelli, mais manifestement par ici on s’en moque pas mal – est la première étape du voyage, juste pour la nuit. Et comme tout début de voyage, elle offre son petit moment d’anxiété flottante. La chambre d’hôtel réservée la veille n’est en fait plus disponible, mais la tenancière assure d’emblée qu’elle a dégoté un lit dans un autre hôtel.  Je trouve pourtant son sourire trop large pour que ça ne sente pas l’embrouille. Et d’ailleurs ça s’emballe : l’autre chambre pourrait être plus chère (ben allez), c’est le père de l’hôtelière qui y conduit, embarquement dans la nuit noire, break Volvo qui sent le vieux chien, chauffeur qui ne parle pas un mot d’anglais. Et pourrait nous emmener où il veut. Le trajet ne dure pas assez longtemps pour que les pensées macabres qui m’envahissent (la voyageuse m’avouera plus tard que, de ce ce point de vue, elle n’en menait pas plus large) m’effrayent vraiment. Deuxième hôtel, prix stable, tout est en ordre, soulagement.

La route commence le lendemain, direction Hania (prononcer le « h » façon « jota » espagnole), une heure de bus plus à l’est. En français, on dit La Canée. Cette tendance gauloise à rebaptiser des villes étrangères m’exaspère souvent, mais dans ce cas précis, adaptation du nom de la ville à l’époque vénitienne (La Cania), j’admets y trouver une certaine poésie. Peut-être n’est-ce pas un hasard d’ailleurs, tant j’avais gardé un souvenir tendre de cette ville. Et tant il se rappelle à moi dès les premiers mètres.

Port de Hania, sous le charme exactement.

Hania, comme la Crète, a changé de mains bon nombre de fois, et n’a pas résisté, autour du XIIIe siècle, à l’âge d’or vénitien. Difficile de ne pas s’en apercevoir : ses maisons cubiques, qui oscillent entre les teintes si méditerranéennes de jaune, d’ocre, d’orange ou de pourpre, autour du port et de ses quartiers adjacents, sont en parfait raccord avec la Sérénissime. La prise de la ville par les Ottomans au XVIIe siècle ajoute ce qu’il faut de métissage pour étoffer le charme. Je me laisse glisser doucement entre les petits palais et les ruelles minuscules des quartiers Topanas et Evraïki,  de mosquée en mosqu’église et autres marchés aux allures de souks.

Le plaisir se prolonge jusqu’au dernier bus, en trainant dans le quartier plus moderne de Chionès. L’histoire en moins, le charme y opère aussi.  Ici, on a porte ouverte sur rue, trois vieilles prennent l’air, éventail à la main, se présentent leurs dernières plantations colorées, et répondent à mon « Yassas ! » avec un sourire édenté. Là, grand-père et petit-fils trinquent leur ouzo, pendant que les chats anorexiques se battent pour la moindre miette dégotée sous un pick-up boueux, escaladent les murs ou se reniflent à tout-va.  Je quitte Hania avec la même sensation que celle qui prévalait avant d’y revenir, un sentiment de poésie douce, plein et apaisant, et l’envie irrésistible d’y passer du temps.

Doubles haches

L’effleurement de la Crète se poursuit le long de la côte nord,  à Réthymno, une heure à l’est de Hania. On dit aussi Réthymnon, mais je préfère sans « n ». L’histoire a amené ici les mêmes envahisseurs, et si le melting-pot n’y a pas conféré le charme de Hania, les échoppes et les ruelles de la vieille ville, un coucher de soleil depuis le fort vénitien ou la découverte, au hasard d’un carrefour, de vieilles mosquées, restent des moments qui ne demandent pas une recherche trop fouillée du plaisir. Au musée archéologique, les sarcophages minoens parfaitement conservés émerveillent les yeux. Leurs bêtes effrayantes, les doubles haches et les profils humains ahuris me fascinent, et, si je peux dire, n’ont rien à envier à la créativité de certains artistes contemporains.

Car l’histoire de la Crète, c’est aussi celle de Minoens et de l’âge d’or de l’île entre 2000 et 1000 avant J.C. Laquelle mêle mythe et réalité : leur nom vient de Minos, fils de Zeus et d’Europe, qui aurait été roi de Crète, mais ferait plutôt référence à une possible dynastie autour de 1700 à 1400 avant, alors que Knossos est le lieu ou fut érigé leur plus grand palais, mais c’est aussi à quelques kilomètres de là qu’aurait été enfermé le Minotaure, vaincu par Thésée.

Arthur Evans et l’histoire

Inévitable photo de Knossos.

Pas de trace de labyrinthe sur le site, mais son exploitation tourne à fond. En fait, la civilisation minoenne a été redécouverte au début du XXe siècle par un journaliste, ex-espion et archéologue anglais un peu improvisé, Arthur Evans. Il a fait retaper une bonne partie de Knossos, ce qui passe par les fameuses colonnes pourpres redressées et recolorées ou des mosaïques et peintures copiées. Et par un certain nombre d’interprétations qu’il a faites de l’histoire minoenne. Le problème, c’est que leur véracité fait souvent débat, et qu’un en siècle, Evans s’est fait un paquet d’ennemis dans le monde de l’archéologie. L’autre problème, c’est que ce même monde de l’archéologie sait relativement peu de choses sur les Minoens. Du coup, tous les panneaux explicatifs de Knossos mentionnent des « Evans thought this was… », mais d’autres archéologues think qu’on n’est not sure. Bon. Voilà de quoi dérouter le visiteur.

A ce questionnement, j’en ajoute un autre au fur et à mesure que j’avance à travers les restes de l’immense palais : les reconstitutions voulues par Evans permettent de donner des repères utiles à l’imagination. Mais j’avoue rester partagé sur leur bien-fondé, et le fait de faire de Knossos un lieu quelque part à mi-chemin entre l’histoire et l’attraction.

Lustre et retable en bois d’Agios Titos, simples, beaux.

Le voyage de Crète s’achève à Héraklion, capitale loin d’avoir le charme séculaire de ses sœurs de l’ouest. Mais pas forcément déplaisante. Ses rues au béton inégal, crado, ses immeubles bien carrés et sans couleur, lui donnent le cachet typique des villes grecques modernes.

Et puis surtout, en ce dimanche soir assoupi d’août, il y a Agios Titos. Une église construite dans une ancienne mosquée (dans ce sens là, c’est assez rare), dont elle a la structure mais évidemment pas la décoration. Laquelle oscille entre des vitraux kitsch comme seuls les orthodoxes savent y faire,  et un lustre en bois finement taillé sur trois étages, comme je n’en ai jamais vu. Dans le même style, le retable qui assure la délimitation avec le chœur. Les deux œuvres datent de 1965, et prouvent que les églises n’ont pas besoin de vieux pour faire du beau.

A Agios Titos, ce qui est étonnant aussi, c’est ceux qu’on y croise en pleine messe. Il y a là les inamovibles veuves en noir et leur mètre 50, le cheveux éparse et teint, des petits vieux en marcel sous chemise, une mère et sa fille pré-ado qui arbore un t-shirt jaune criard floqué d’un « No » dont je me demande s’il ne sera pas bientôt adressé à ce genre de moment sacré, une trentenaire en débardeur et même le clodo du coin, avec une barbe plus fournie que celle du pope qui répand l’encens dans tous les coins de l’église.

Sortie de la messe d’Agios Titos. Toute la Grèce.

Ce genre de moment hasardeux, qui suffit à apprécier une ville, me plaît. Et j’aime l’idée qu’il soit, avec une virée pré-nocturne sur la jetée d’Héraklion, la dernière image de ce carnet effleuré de Crète, qui ne demande qu’à être épaissi.

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