Les bleus du monde et la crise qui gronde

Posted on 6 mars 2015

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A Torres del Paine, le bleu des lacs.

Il est presque bon pour la casse. Le chassis brinquebalant grince et claque, les suspensions couinent et hurlent au moindre ralentisseur ou changement de revêtement, du bitume à la caillasse poussiéreuse. Inconfortable juste à point, l’heure pendant laquelle le bus relie chaque matin El Calafate et le parc national des Glaciers a tôt fait de devenir une exultante routine, à l’opposé de celles honnies de tous les travailleurs urbains du monde.

Ici, les kilomètres de la route qui longe des rives du lago Argentino, plus grand lac d’Argentine au bleu unique, bordée des collines d’Andes en devenir, éveillent le regard en même temps qu’ils préviennent les tensions et fournissent le nécessaire pour débuter la journée de communion entre le voyageur et son voyage, et le faire pénétrer un peu plus avant dans la bulle qui se forme dès les premiers instants passés dans cette région brute et sauvage, où la Patagonie donne toute son âme. Le lac prend tout le champ de vision, s’allonge, s’allonge encore, mord dans la terre. Le soleil se lève, chasse un à un les nuages de la nuit, la lumière du décor change à chaque seconde. Il n’aura fallu qu’un matin pour succomber à la Patagonie des glaciers.

La route a fait un grand bond, s’envolant d’Iguazu pour la Patagonie, 4 000 kilomètres de la frontière brésilienne à l’extrême pointe de l’Amérique du Sud et 20 degrés d’amplitude thermique moyenne en moins dans les deux étapes, El Calafate et El Chalten. Elles donneront un aperçu de cette région, qui dit beaucoup de l’Argentine, ses grands espaces, sa beauté brute, mais aussi du malaise social dans lequel s’enfonce le pays.

Le Perito Moreno, auquel aucun cadrage photo ne rendra justice.

Le Perito Moreno, auquel aucun cadrage photo ne rendra justice.

Bombardement lointain

Elle reprend, donc, ce matin de février, la tête appuyée sur la vitre du bus. La rêverie bien entamée est stoppée net par l’apparition subite, au détour d’un lacet de route, du Perito Moreno, immensité de glace bleutée, coulée sur les appendices sud du lago Argentino dont elle est la source mère, celle qui lui donne son teint quelque part entre turquoise, ciel et lait. Quand Iguazu témoignait de la force déchaînée de la nature, les glaciers de Patagonie en sont la manifestation contraire, une puissance lente et immobile. Du moins en apparence : sous l’effet de la température estivale, le Perito Moreno abandonne régulièrement quelques pans dans le lac, le bloc de glace s’effondre et percute la surface dans un grondement terrifiant, évoquant un bombardement lointain, la métaphore guerrière se poursuivant d’elle-même par quelques échos plus frêles, semblables à une pétarade ou un tir d’artillerie légère.

D’omnipotent, le Perito Moreno devient au jour d’après un simple point du panorama. En haut du Cerro Crystal, après une ascension brulante et usante, où le condor des Andes a rappelé avec régularité qui règne en maître sur les lieux, son ombre inquiétante planant en inlassables allers-retours au dessus du sentier, les 1200 mètres du sommet suffisent à embrasser 360 degrés de montagnes découpées, fouettées par les vents froids, lacs et glaciers, et notamment le Cerro Torre, mont emblématique du parc chilien de Torres del Paine.

Depuis le Cerro Cristal.

Depuis le Cerro Cristal, le Perito Moreno est rentré dans le cadre, et les lacs proposent leurs nuances de bleus.

Ca sera la troisème excursion, celle d’une onirique déambulation entre les bleus innombrables des lacs du parc : la présence dans leurs eaux des microbialites, sorte de caillou-larve blanchâtre, forme de vie ancestrale « paléoclimatique » (c’est le terme scientifique et si comme moi, vous ne le saisissez pas vraiment, retenez que le microbialites est très, très, très ancien et ultra-primaire) qui ne survit plus que dans quelques recoins protégés du globe, et leur alimentation par des glaciers à une densité variable, offre ici une palette complète. Turquoise des lagons pacifiques, javellisé des dépôts de soufre islandais, ou nuit des mers profondes, le contraste est parfois saisissant entre deux étendues seulement séparées d’une anecdotique bande de terre.

Torres del Paine, bien placé sur l'échelle de l'enchantement.

Torres del Paine, bien placé sur l’échelle de l’enchantement.

Quête quotidienne

Le bleu des lacs de Patagonie devient même une quête quotidienne lorsque chaque randonnée entreprise depuis El Chalten, mène à une nouvelle laguna et à son cirque montagneux – au prix d’effort physiques qui confinent parfois à l’épuisement chez le voyageur pas toujours entrainé, mais toujours récompensé. Ainsi, de la Laguna del Torre, hôtesse d’un silence absolu à peine troublé par quelques battements de palme de canards pas bien frileux ou par la bascule d’un des mini icebergs fondant soudainement, havre pâle et pacifié où se reflètent les montagnes environnantes.

Laguna del Torre.

Laguna del Torre, havre pacifié et montagnes violemment accidentées.

Cinq heures de marches enchantées plus loin, à travers bois, bosquets où serpentent de minces filet de rivières, le Fitz Roy, emblème de la Patagonie, incarnation de la montagne imprenable (prise, elle le sera par deux alpinistes français en 1952 après que plusieurs autres aient échoué), raide et perpendiculaire, lisse et nervurée,  dont les reflets gris et jaunâtres ne sont pas sans évoquer quelques œuvres plastiques contemporaines, conclut les treks en majesté. Le voyageur redescend, repus. Le rapace redécolle pour une nouvelle patrouille.

Le Fitz Roy, grand patron de Patagonie.

Le Fitz Roy, grand patron de Patagonie.

Le retour épuisé chaque soir à El Chalten en est presque savoureux, et laisse encore un peu d’énergie pour examiner les recoins d’authenticité de ce petit village pas sans rappeler les Alpes savoyardes, sinon que semble y régner un  surprenant esprit hippie, camionnettes Volkswagen, micro-magasins vendant produits estampillés bouddhiste ou indien, lettrage seventies sur bois marquant le nom des enseignes souvent aménagées dans les jardins attenants aux nombreuses des maisons de bois, par ailleurs souvent bien gardées par une sculpture de bric et de broc.

Il y a là en tout cas quelque chose de plus authentique qu’à El Calafate, ville ou s’alignent autour d’une grande avenue centrale magasins coûteux et des dizaines d’agences qui exploitent jusqu’à la corde le filon commercial qu’est inévitablement devenue une Patagonie dévorée par la fièvre touristique. Elles ont par ailleurs su négocier habilement leurs petits avantages, à l’exemple d’un monopole de l’une sur les marches en crampons sur le Perito Moreno ou de quelques oligopoles pour approcher d’autres glaciers en bateau ou aller à Torres del Paine. Le tout à des prix qu’il devient vite difficile d’additionner pour le voyageur au budget serré.

Dans les rues d'El Chalten.

Dans les rues d’El Chalten.

Inflation et grondements

Mais sur ce point, l’explication, c’est aussi l’inflation qui explose en Argentine depuis la fin des années 2000, approchant les 30% par an. « C’est de pire en pire : l’an dernier, on faisait la nuit en dortoir à 80 pesos par personne, cette année, c’est passé à 200 pesos » explique Gabriel, qui gère l’accueil dans une une auberge de jeunesse d’El Calafate. Evidemment les salaires ne progressent pas du tout dans les mêmes proportions. On finit par manger du riz tous les soirs de la semaine et on comprend mieux chaque mois l’expression ‘avoir du mal à joindre les deux bouts’ « . Un quart de la population argentine (soit près de 10 millions de personnes) vivrait sous le seuil de pauvreté, et les chômeurs doivent se débrouiller avec une allocation de 100 dollars par mois. Le pouvoir argentin n’a pas tout à fait les mêmes chiffres, estimant que l’inflation est trois fois moindre et le nombre de pauvres moitié moins important… Ce que peu de monde croit. Un échec de plus pour la présidente Cristina Kirchner, dont la cote de popularité est par ailleurs en chute libre en raison de sa position trouble dans l’affaire Nisman. Tous les Argentins croisés durant ce voyage le disent : les prix augmentent, la méfiance envers les banques augmente, l’insécurité augmente, la défiance envers le pouvoir augmente. Et quelque chose gronde. Le successeur des Kirchner aura du pain sur la planche.

Difficile pour les Carnets de se risquer à une quelconque analyse. Ce n’est pas leur rôle, d’autres le font très bien, sur ce pays passionnant. Mais difficile néanmoins, en arpentant les merveilles de Patagonie, de ne pas sentir et comprendre cette colère. Un grondement sourd et une violence latente, comme un contrepoint ironique à l’immensité silencieuse et éperdue de Patagonie.