
Il fallait bien que ça finisse par coincer. Ce mercredi matin à Höfn, quand s’ouvre le rideau de la chambre, ce sont eds trombes d’eau qui s’abattent sur le petit port du sud-est islandais. Petit coup sur le moral car la route à venir, qui doit se laisser découper par les premiers fjords de la côte, est alléchante. Et que le proverbe islandais qui assure que le temps change toutes les cinq minutes n’a pas l’air d’avoir ici la même cote qu’à Reykjavik.
Passées quelques heures à replonger dans le Routard pour planifier la suite du voyage, la pluie ne cessant pas vraiment, la route s’engage, à la faveur d’une éclaircie, direction Reydarfjördur. Mais cinq minutes après le départ, à la sortie d’un tunnel, je me fais une première idée de l’apocalypse : de la neige trempée tombe avec la densité d’une mousson sur une route recouverte de cette même eau épaissie. Donc très glissante. Drôle le temps de la surprise, la situation devient pénible, voire stressante, quand elle se prolonge pendant près d’une demi-heure. Impossible d’arrêter la voiture, il y a trop de brouillard et donc un risque de se faire tamponner. Il faudra une bonne quarantaine de kilomètres avant de sortir de l’enfer, le purgatoire réservant, sous la pluie toujours, des routes plus ou moins enneigées, plus ou moins détrempées, plus ou moins sinueuses. Et donc plutôt moins que plus rassurantes.
Les paysages de l’est islandais se faufilent néanmoins entre les gouttes, et proposent de larges prairies d’herbe encore jaunie, bordées de montagnes qui ont abandonné, un temps, le noir volcanique pour un brun plus classique. Mais non moins beau. Le ciel de fin du monde qui accompagne cette déambulation prudente rend, une fois encore, le temps d’une cigarette au bord de la route ou d’une marche jusqu’à la mer, le moment propice à l’évasion des esprits. Mes esprits que je reprends progressivement pour réaliser que la journée a déjà filé, et que Reydarfjördur, trop loin désormais, est remise au lendemain. L’étape du jour, ça sera Djupivogur.
Le hasard et le voyageur
Ce minuscule port, plutôt charmant comparé aux villages sans âme qui s’éparpillent le long de la côte sud, va devenir l’un de ces lieux où le hasard remercie le voyageur. Comme s’il fallait avoir enduré la route terrible de la journée pour vivre ce que je vais vivre avec la voyageuse. Il est minuit ce mercredi soir, temps de mettre fin à cette journée pas bien réussie. Depuis le milieu de soirée, j’ai pourtant le sentiment que ce n’est pas comme ça que l’histoire doit se terminer. Je ressens un mélange d’anxiété, d’excitation, peut-être aussi de prémonition (facile à dire après coup, soit dit). A plusieurs reprises, je sors de la chambre du petit motel pour regarder si, à tout hasard, le ciel ne se serait pas dégagé pour laisser une chance d’apercevoir une aurore boréale. D’abord très nuageux, il s’éclaircit un temps, puis douche mes espoirs en se parant une énième fois d’épais nuages noirs. Je ne pense plus à rien quand je sors fumer la dernière cigarette vers minuit, sinon à me dire, au moment de pousser la porte vers l’extérieur gelé, que ça serait quand même bien le comble de tomber, là maintenant, nez à nez avec une aurore boréale.
C’est peut-être le comble et c’est profondément beau. Depuis la petite terrasse du motel qui donne sur le port de Djupivogur, je vois, dans un ciel redevenu parfaitement limpide, un immense arc de cercle faiblement lumineux qui, très haut dans le ciel, enjambe de part en part le village, s’étendant bien au-delà de mon champ de vision. Je commence à connaître le phénomène, pour l’avoir déciffré en Laponie il y a quelques années, et pour l’avoir potassé en bon rêve de jeunesse. Et je ne m’y trompe pas : cet arc de cercle n’est pas un nuage fugace, on voit les étoiles à travers. C’est tout à fait évident quand en une fraction de secondes, il vire au vert. Le temps de presser la voyageuse de se rhabiller, il s’est dilaté en plusieurs volutes qui tournoient dans le ciel. Les couches de laine et de polaire enfilées, il faut quitter Djupivogur, pour un point de vue en hauteur, dépouillé des lumières du village.
Là, quatre heures durant, les aurores vont danser dans le ciel, luminescentes, se mouvant tantôt comme de grandes spirales qui s’enroulent en progressant sous la voie lactée, tantôt comme le relevé d’un sismographe, pour finir par s’estomper et s’évaporer. Pour laisser place à d’autres : à 360 degrés, je compte, au plus beau de la nuit, douze arcs différents. Ce panorama venu d’ailleurs me renvoie à toutes les images que Philip Pullman a laissé dans mes rêves adolescents, à toutes celles évoquées par la mythologie nordique, à cette étragne comparaison qu’en faisaient les anciens Sames avec un « renard de feu ». Cette nuit de Djupivogur prend aux tripes et apaise à la fois, elle éblouit et donne un sentiment de plénitude. Elle laisse une impression tenace, lancinante presque : les aurores sont la raison de rêver. Et imprime s’il le fallait, le besoin de les revoir, encore, comme la quête récurrente des voyages.
L’éternité boréale croisera encore la route islandaise de ce mois de mars, sans doute dans les derniers jours de l’année où il est possible de voir le phénomène. Subrepticement, dès le lendemain à Reydarfjördur, puis lors d’une autre longue nuit de contemplation au bord du lac Myvatn. Les ondes vireront cette fois-ci du vert au rouge, se dispersant dans le ciel tout entier. Comme je n’en avais jamais vues. Le spectacle sera féerique, bien suffisant pour faire oublier les -22 degrés ambiants.
Chercher le charme
Car visiter l’Islande en mars, surtout juste après une éruption solaire, permet d’échanger des nuits entières avec l’aurore. Mais implique aussi qu’une bonne partie du pays est encore couverte de neige. Plus le voyage remonte la côte est en direction du nord, plus le manteau neigeux s’épaissit. Il n’enlève rien à la beauté des fjords majestueux qui lacèrent la côte est. Leurs points les plus enfoncés dans la côte, donnant vue sur un long couloir de mer bordée de montagnes qui tombent net et laissent place à l’immensité de l’Arctique, ont quelque chose de la perdition rêvée, loin du monde. Mais dans un pays qui vaut autant pour ses formes que ses couleurs, la neige gâche forcément un peu la fête. Ce n’est sans doute pas le moment idéal pour apprécier le lac Myvatn, ses cratères surdimensionnés et les champs de lave séchée de Dimmu Borgir. De même pour Husavik, « capitale européenne » de la baleine, dont les observations ne commencent qu’en avril.
Les derniers jours de voyage demandent donc un peu d’imagination pour dévoiler leur charme. Il se trouve, en fouillant un peu, dans une marche le long des solfatares fascinants de Myvatn, qui malgré la neige et le froid polaire, crachent en continu leurs vapeurs de soufre, dans une évaporation comparable à celle de la vapeur d’une cocotte minute. Dans un bain à 40 degrés dans les eaux à côté du lac, sous la neige, qui vaut pour l’amplitude thermique de 50 degrés avec la température extérieure. Dans une promenade glaciale le long des quais de Husavik, en pensant ici à Melville et Moby Dick, en regardant là, droit devant direction nord-ouest, pour imaginer le Groenland à quelque 200 kilomètres à peine. Dans la rencontre nocturne de trois jeunes Islandais complètement saoûls, aussi drôles que mal tombés, puisqu’ils engagent la discussion alors que l’aurore se déploie au-dessus de Myvatn.
Le charme est presque aussi celui de l’embourbement dans la neige de la voiture au pied d’un cratère, à 30 minutes de toute vie humaine, sans pelle, impliquant une heure et demie de déblayage à la main. Dans le vrombissement de la chute d’Hengifoss, ses orgues de barbarie de rouge presque vif, et une promenade seuls au monde. C’est aussi l’escalade des falaises d’Asbyrgi, au soleil revenu, pour contempler une partie de cet immense canyon en forme de fer à cheval, une forme qu’aucune recherche scientifique n’a pu entièrement expliquer, et pour l’interprétation de laquelle je préfère la mythologie scandinave, qui en a fait l’empreinte d’une des huit pattes de Sleipnir, le cheval d’Odin. Ou enfin, dans un arrêt soudain sur la route entre Husavik et Akureyri, parce que les nuages semblent inviter le voyageur à ouvrir la porte du ciel.
Peu importent, au final, les désagréments de l’Islande hivernale. Ce pays se suffit à lui-même, il donne au voyageur, à tout instant, la nature en fusion, les paysages ahurissants, une culture séculaire étonnement préservée, le silence étourdissant et apaisant des immensités arctiques. Ce voyage exalte tous les sentiments. L’Islande est une longue poésie mystérieuse, qui dévoile timidement ses secrets. Elle tient toutes ses promesses et en laisse entrevoir d’autres, plus intrigantes encore. Tant de raisons de revenir l’arpenter, urgemment.
Posted on 12 avril 2012
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