S’il y a un moment attendu de tous dans ces premières heures islandaises, c’est bien celui-là. Les deux portières claquées, le contact activé, le moteur qui tourne. Dans une Hyundai i20 (merci Avis), il n’y a certes pas trop de quoi la ramener. Mais ce qui compte est là : le pied sur l’accélérateur lance le premier de 2000 et quelque kilomètres, pour ce premier de dix jours d’une route tortueuse, qui va s’enrouler le long de côtes escarpées, s’aventurer dans l’intérieur des terres.
Pour le tour de chauffe, ça sera la péninsule de Reykjanes, justement présentée comme un avant-goût du pays. D’abord, le Blue Lagoon, pas le genre de noms à me faire rêver. L’acquis de conscience n’est pourtant pas inutile : en sortant d’un épais nuage de brume, juste sur le bord de la route, se révèle soudain une eau turquoise à la limite du kitsch. Mais tout à fait naturelle : le Blue Lagoon, c’est en fait une immense étendue de cette eau laiteuse et fumante, autour des 40 degrés, tout droit sortie de l’usine géothermique adjacente qui exploite les chaleurs de la Terre pour les convertir en énergie, une vraie spécialité islandaise. Une fois refroidie, elle est rejetée dans le Lagoon. Avec le silice, le calcaire et les algues qui la constituent, sa couleur n’a rien d’une mauvaise imitation de la glace au schtroumpf.
Voilà, c’est l’Islande, directement émergée des entrailles éventrées de la planète. Pour la baignade bienfaisante, ceci dit, on repassera, parce que 30 euros fois deux, c’est un coup à attaquer le voyage avec un déficit budgétaire de taille. Pas très tendance par les temps qui courent.
Oréo géant
Le voyage au centre de la Terre lui, ne fait que commencer. Un peu plus loin, à Bru milli heimsalfa (le « pont entre les deux continents », pas moins), un fossé de sable noir entre deux blocs de roches marque la rencontre des plaques eurasiennes et américaines. Pour le symbole, se dire qu’on est ici à la rencontre de deux mondes offre son quota de frissons. Le vent hurle, mon blouson se gonfle, je me sens assez plein d’air pour m’envoler, ou rêver à une plongée sous-marine entre ces deux énormes blocs de matière qui s’écartent chaque année de deux centimètres.
La route se poursuit dans un déluge de couleurs qui va devenir quotidien : un champ de lave recouvert de neige, comme une espèce d’oréo géant, laisse place à des herbes jaunes, des mousses vertes, des falaises grises ou brunes qui tombent à pic ou parfois se dandinent et laissent désirer leur rencontre avec l’océan, jonchées d’un phare ou d’une maison perdue au milieu de rien. Le jour hésite à nouveau longuement à se coucher, dans un ciel aux interminables reflets roses. Lorsqu’en descendant vers Selfoss, ils se mêlent aux lumières dorées des serres (dans lesquelles les Islandais cultivent, avec de l’énergie naturelle, des plantes, des fruits et des légumes que leur climat ne permet pas de faire pousser), l’ambiance est simplement féérique.
Le lendemain, la route s’enroule dans le « cercle d’or » et ses trois étapes séduisantes. D’abord, Þingvellir (ou Thingvellir), où l’histoire millénaire frissonne : c’est ici, et bien avant tout le monde, que les Islandais ont développé le système du parlement, en instaurant, dès 974, l’AlÞing. Les chefs des clans du pays se réunissaient une fois par an pour y traiter des affaires insulaires, alors qu’une autre assemblée faisait office de cour de justice. Pour la démocratie et pour l’indépendance de la justice, on repassera, mais la leçon d’avant-gardisme est bien prise.
C’est ensuite Geysir, le lieu dont la traduction évidente est devenue un nom commun dans bien des langues. Les Islandais peuvent en être fiers, eux qui font tout pour préserver leur vieille et belle langue, au point de créer des nouveaux mots pour les inventions internationales. Ici, le téléphone est un « fil qui parle » et la télévision se dit « sjónvarp », naturellement.
Ce que dit le « Grand Geyser » lui, quand il éjecte ses eaux imprégnées de soufre (et l’odeur d’oeuf très, très pourri qui va avec), c’est que la Terre bouillonne à quelques mètres de là, sous nos pieds. Cette gerbe imbibée de sulfate, qui jaillit plus ou moins toutes les dix minutes, ne me ramène pas à ma petitesse que parce qu’elle se projette à vingt-cinq mètres au dessus du sol. Bien que de taille plus modeste, ses voisins, des trous dans le sol dans lesquels boue une eau tout droit remontée des profondeurs terrestres, provoquent la même sensation. La nature se déchaîne encore, quelques kilomètres plus loin, dans les immenses chutes du Gullfoss. Qui ceci dit, valent sans doute plus le coup d’œil en été. Quand le chemin qui permet de les surplomber est ouvert, par exemple…
Bjarni et le brush-painting
Le cercle d’or bouclé, la route s’arrête ensuite pour une nuit à Hvolsvöllur (« Hv » en islandais se dit « k », ça ne change rien, mais en tout cas vous le savez). 800 habitants et absolument aucun intérêt. Sinon celui d’être une ville révélatrice de l’urbanisme à l’islandaise : après Reykjavik, la deuxième ville du pays est Akureyri, à peine 20 000 habitants. En clair: les villes dépassant le millier de résidents sont rares. Mais surtout, sur la côte sud, tous ces bleds se ressemblent furieusement : quelque part à mi-chemin entre la zone industrielle, le suburb sans âme et la zone commerciale, organisés par carrés, avec des maisons sans forme et des rues parallèles qui ne servent qu’à la circulation des voitures, plus que jamais nécessaires dans un pays où des dizaines de kilomètres séparent chaque point de la carte.
Toutes aussi, s’organisent autour des mêmes points de convergence : l’église, rarement un chef d’œuvre architectural, parfois mignonne (en bois) ou étonnante (en tôle), le supermarché, trois ou quatre commerces locaux. Et les stations service, notamment les « N1 » qui s’étalent tout au long de la route du même numéro et deviennent vite un point de repère utile mais aussi, avec leur mini-market et leur cuisine de hot-dog et autres fast-fooderie, le meilleur allié du voyageur à petit portefeuille (pour la diététique, on a fait mieux, mais pour manger bien et/ou islandais à moins de 12 euros le repas, il faut vraiment s’accrocher).
D’ailleurs, au N1 de Hvollsvöllur, ce sont souvent des jeunes Islandais qui tiennent la baraque, pour payer leurs études. C’est le cas de Bjarni, 20 ans. Alors que je lui commande un café, il a visiblement envie de me raconter sa vie. Ca tombe bien je ne demande que ça.
Il bosse ici pour payer ses études d’art appliqué. Bjarni, son truc, c’est le brush-painting. Le ? « C’est la technique de peinture qu’on utilise pour les carrosseries de voiture ». Et il est persuadé que, pour faire des œuvres d’art, ça a un vrai avenir. Soit. Il n’a pas d’exemples de ses œuvres sur lui, mais il a l’air de se donner à fond, et pour cause : le 31 mars, il monte sa première expo à Hvollsvöllur. Bien sûr, il est à la bourre, et quand il ne bosse pas chez N1, il dit qu’il se fait des sessions de 16 heures de peinture par jour. Ca a l’air de le stresser (on imagine assez bien) mais la motivation est de taille : l’essence, les frites, le café, l’expo, tout ça, Bjarni le fait pour se payer une autre année d’études à Reykjavik. Il vient de finir sa licence à Akureyri, mais doit absolument descendre à la capitale pour faire un master qui lui conviendra mieux. Selon ses calculs, il lui faudra, pour cette année rêvée, 1 million de couronne (environ 60 000 euros) tout compris pour le logement, les frais d’inscription et la vie quotidienne. C’est pas gagné mais il y croit. D’autant que ce master doit lui permettre ensuite d’aller peaufiner sa vocation en France ou en Italie.
Mousse élastique
La route attend et je dois laisser Bjarni à ses grands projets. Et peut-être aussi laisser le lecteur à ses occupations. Les superlatifs vont me manquer pour décrire chaque étape, et si toutefois je les trouvais, le confort des visiteurs éphémères risquerait d’en pâtir. L’Islande ne se dit pas tant qu’elle se voit. Les photos témoignent mieux que mes mots. Le chemin du sud se poursuit jusqu’à Höfn avant qu’il n’attaque la remontée du pays par l’est.
Il y a le vrombissement majestueux des chutes de Skogar ou le vertige des falaises autour de Vik. La côte remonte et, d’un instant à l’autre, se dévoilent les contreforts de l’immense Vatnajökull, le plus grand glacier d’Europe. L’occasion de ballades qui, faute de guide, ne peuvent se faire sur le glacier, mais permettent au moins de le caresser des yeux.
Le chemin qui y mène est celui d’une terre à contraste. Le bleu du glacier, le brun et le rouge de la roche, tous les verts sur la mousse, se reflètent en un mélange délicieux sur les poches d’eau en cratère. Sur les matelas de mousse élastique, le pied est parfois tordu par l’une des millions de pierres volcaniques. Je quitte chaque endroit avec les regrets de ne pouvoir y rester à contempler l’éternité. Mais avec l’insatiable excitation de savoir que l’étape suivante sera encore celle d’une rencontre avec ce que la Terre fait de plus beau.
Posted on 21 mars 2012
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