La dernière frontière

Posted on 16 septembre 2009

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Combien de temps êtes-vous resté en Syrie ? A quelles dates précisément ? Et avant ça, vous étiez au Liban…attendez, je ne comprends pas : sur votre passeport, vous avez un tampon d’entrée au Liban le 30 et un tampon de sortie le 29. Ah, vous êtes resté un mois… Qu’avez-vous fait au Liban ? Quel type de stage ? Et quel est le nom de ce site d’informations ? Quelle est votre adresse e-mail ? Quel est le numéro de téléphone que vous avez utilisé lors de votre séjour à Beyrouth? Oui, ça serait préférable que vous vous en souveniez. Que venez-vous faire en Israël ? Combien de temps restez-vous ici ? Non ce n’est pas la peine de me montrer votre billet d’avion. Connaissez-vous des personnes en Israël ? Pouvez-vous me donner leur adresse et leur numéro de téléphone ?

Check point (crédit flickr).

Check point d'Aqaba, le drapeau jordanien en fond (crédit flickr).

C’est un flot de questions au quel je m’attendais. J’ai tellement pensé à Eilat. J’ai tellement anticipé ce moment, je l’ai préparé, imaginé, projeté sous tous les angles et dans toutes les tournures possibles. Parce que rentrer en Israël après avoir passé un mois au Liban et deux jours en Syrie, deux pays qui n’entretiennent pas franchement des relations amicales avec l’Etat hébreu, n’est pas censé être une partie de plaisir. J’avais tout imaginé de cette étape particulière de ma route. Pourtant, rien ne s’est passé comme prévu.

Point de demi-tour

Je quitte Aqaba dans un matin calme de Ramadan, je déniche une boulangerie ouverte malgré le jeûne et me force à avaler autant de baklavas et de pâtisseries arabes que possible. Car la journée pourrait être longue, longue d’attente à cette frontière qui pourrait n’être, elle, qu’un point de demi-tour vers la Jordanie. Je passe les formalités en Jordanie, paye comme en Syrie, ma « taxe de sortie » (5 euros). Des bureaux s’alignent le long d’un bâtiment à étage unique flanqué d’un préau. Le dernier tampon tamponné, la dernière grille passée, je m’engage dans un no man’s land entre les deux Etats, un bout de route bétonné d’environ 200 mètres de long. Je suis absolument seul. Le soleil de la mer Rouge est chaud mais atténué par le vent qui persifle dans mes oreilles. Le drapeau jordanien claque contre son armature sur un rythme parfaitement régulier et on dirait un son de cloche. Le bruit, les couleurs, la solitude, donnent à ce moment un caractère solennel, qui s’amplifie alors que le drapeau israélien grossit à l’horizon.

(crédit flickr- j'avais peur que des photos retrouvées dans mon appareil ralongent mon séjour à la frontière).

(crédit flickr- j'avais peur que des photos retrouvées dans mon appareil ralongent mon séjour à la frontière).

Je laisse mon sac pour un premier contrôle aux rayons X. Derrière la machine, des photos rappellent que, depuis le 26 octobre 1994, Israël et la Jordanie s’aiment très fort. Il y a quinze ans, Bill Clinton avait réuni feu Hussein et feu Yitzhak Rabin dans le désert jordanien du Wadi Araba, frontalier d’Israël, pour qu’ils se serrent la pince et se promettent développer des relations diplomatiques, économiques et plus si affinités. Hussein et Yitzhak étaient très contents, d’ailleurs la photo suivante rappelle que le premier Ministre avait offert une clope au roi pour fêter ça. Rabin ne se souciait visiblement pas assez de sa santé, ni de sa sécurité, puisqu’à peine un an plus tard, un extrémiste juif l’abattrait de deux balles, pour le remercier d’avoir signé les accords d’Oslo avec Arafat en 1993. Il y a quinze ans aussi, il y avait des imbéciles qui pensaient que le conflit israélo-palestinien pouvait se régler autrement que par la paix.

Douceur maternelle

Deuxième étape, le bureau des passeports, où c’est censé devenir moins drôle. Mais là où j’attendais deux colosses imbuvables, prêts à tout pour me renvoyer chez moi via l’aéroport d’Amman, c’est un petit bout de femme, la quarantaine, bandeau dans les cheveux et jupe très longue (donc probablement très religieuse), qui m’accueille. Sa voix a la douceur de celle d’une mère, son regard est presque rassurant, elle me parle avec le sourire. Et en français. Situation tellement inattendue que le « contrôle de sécurité », c’est-à-dire les questions qui visent à savoir ce que j’ai fait dans les pays arabes ennemis d’Israël, m’apparait d’une banalité improbable. « Vous pouvez aller attendre, on va examiner votre cas, ca prendra au moins une heure, voire beaucoup plus ».

Voire pas. Quarante-cinq minutes plus tard, une autre douanière me ramène mon passeport. Vu le délai, je me dis que c’est cuit. Elle me demande si je veux mon tampon sur le passeport ou sur une feuille volante. Le tampon…pour rentrer en Israël ?, je bredouille. « Ben oui ». Je demande la feuille volante, ça me permettra de retourner en Syrie et au Liban à l’occasion. Mais je ne demande pas mon reste, trop content que les choses aient été si simples.

Aqaba et les côtes jordaniennes, depuis Eilat.

Aqaba et les côtes jordaniennes, depuis Eilat.

Shabbat oblige

Il est midi quand je débarque dans le centre d’Eilat. Pénélope Cruz s’étale sur une immense photo pour Mango le long de la façade d’un centre commercial, juste au-dessus d’un McDo, lequel donne sur une plage où David Guetta et Bob Sinclar accompagnent à coup de synthés bien compressés des plagistes à la peau très huilée et aux dents très blanches. Les filles déambulent en mini-jupe, en bikini ou en débardeur. Là, un type boit une bière à la canette. Les taxis ne klaxonnent pas n’importe quel piéton. Les voitures s’arrêtent au passage clouté. Quelques secondes suffisent pour savoir qu’on est en Occident.

C’est l’Occident mais c’est aussi un pays bâti autour du judaïsme. Et on est vendredi. Je sais que si je veux un bus pour partir à Jérusalem, je dois faire vite, shabbat oblige. J’arrive à la gare routière, mais le temps de me renseigner et de retirer de l’argent, il est déjà trop tard pour attraper le dernier bus vers la ville trois fois sainte. En reste un pour Tel-Aviv, deux heures plus tard. De quoi me laisser le temps de sauter quelques minutes dans le mer Rouge et de me dire que j’ai nagé entre les côtes jordaniennes, saoudiennes et égyptiennes. Ce qui n’arrive pas tous les jours, quand même.

Le désert de Néguev. La route repart vers le nord.

Le désert de Néguev. La route repart vers le nord.

Le bus remonte le désert de Néguev, qui rappelle ici les Wadi de Jordanie, se fait là sa propre identité de couleur -jaune très clair ou blanc- de lumière -souvent pâle, brumeuse sur l’horizon. Les atmosphères que je perçois depuis les aires d’autoroute sont aussi fascinantes que celles du sud jordanien. Comme à Damas ou à Pétra, je regrette que mon voyage soit si court. J’aurais aimé l’idée de m’arrêter dans un kibboutz improbable le long de la route. Mais je n’ai que quatre jours en Israël, qui, sans trop pousser la métaphore, est aussi la terre promise de ce voyage, puisqu’elle en est la dernière étape. Celle que je cherche à atteindre depuis mon départ de Beyrouth. Direction de Tel-Aviv et Jérusalem. Et la route repart vers le nord.

Posted in: Carnets d'Orient