Dans les méandres de l’administration de Bachar el-Assad, héritière de celle de feu son père Rufeiz, décédé en 2000, et de celle des ses (tout aussi peu démocrates) prédécesseurs à la tête de l’Etat syrien, il court le bruit que l’on trouve encore des cartes de la Syrie intégrant le Liban. De même que la région d’Antioche, que la Syrie voudrait bien repiquer à la Turquie, ou le Golan. La Syrie qui semble appartenir à ces pays qui, à l’instar d’une Serbie, se fantasment en « Grand » mais n’y arrivent pas. Ou plus. Et, à vrai dire, quand j’arrive à Damas après un mois à Beyrouth, j’ai du mal à comprendre ce fantasme libanais tant Damas et Beyrouth ont de différences. Du moins, c’est la conclusion à laquelle m’ont amené quarante-huit heures dans l’ancien fief des Omeyyades.

Dans le souk.
Arnaque à 3 dollars
Je débarque samedi en fin d’après-midi, partagé entre une déprime post-beyrouthine aussi inattendue que pesante et l’excitation d’aller arpenter les souks de Damas dont on me parle à peu près tous les jours depuis que je suis au Proche -Orient. Le premier souk à Damas, c’est celui de la ville: le taxi collectif me laisse je-ne-sais-pas-où, je n’ai que des dollars et pas une livre syrienne sur moi, je prends le Routard, repère le nom d’un quartier central avec quelques hôtels, arrête un taxi qui, pour cinq minutes de trajet, m’arnaquera (3 dollars, tout reste relatif). J’atteins finalement l’hôtel Salam. Pas franchement excitant, mais il fera l’affaire pour quelques heures de sommeil entre deux jours de visite.
Parce que la première différence entre Beyrouth et Damas, c’est que la seconde a pu conserver son histoire, et la plus ancienne. La vieille ville est un enchainement de rues-souks, ou s’alignent dans un vacarme méticuleux, de minuscules échoppes. Chacune sa spécialité, les plus attendues – épices comme on imagine l’Orient, bijoux qui vont du bling-bling aux beaux colliers de cuivre ou d’argent, vêtements- et les plus inattendues – boutiques de foulards islamiques exposés sur des têtes de mannequins, sous-vêtements hideux (string frou-frou rose, ensemble cuir ou latex de toutes les couleurs (vraiment toutes), j’en passe), posters de catch et de foot (sans doute parce que certaines valeurs sont universelles). Au milieu de ces rues surgissent ici des madrassas aux portes volutées, des hammams à la vapeur vivifiante, des dizaines de petites mosquées plus ou moins charmantes. Elles n’ont en tout cas rien à voir avec la mosquée des Omeyyades, sa cour immense et éternelle, sa salle de prière vrai lieu de méditation lourd de ses huit siècles d’histoire. Lui répond le palais Azem, dont les jardins et la cour intérieure sont un Alhambra miniature, témoin du rayonnement damascène du XVIIIe siècle. Un rayonnement qui rappelle aussi le musée archéologique, qui recèle de petites (et grandes) merveilles. J’aime tourner autour des sculptures antiques, scruter minutieusement une colonne corinthienne en cherchant un détail que j’espère secrètement être le premier à voir depuis des siècles.
Le rayonnement, ou plutôt, le rayonnant de Damas aujourd’hui, s’appelle Bachar El-Assad. Le ton était donné dès la frontière libano-syrienne. Sur le premier kilomètre, je compte pas moins de dix portraits géants agrémentés de grands écritures arabiques, qui doivent renvoyer à quelque grande déclaration ou quelque grand projet du grand chef.

Jamais sans mon president.
Dans les rues de la capitale, la fréquence des portraits ne diminue pas. Sur les murs, dans les boutiques, les bureaux, sur les motos de police et les vitres arrière de voiture, ici, tout le monde valse avec Bachar. Et au pas. Cette omniprésence donne l’impression que tout le monde l’aime, et met franchement mal à l’aise. Méandres d’un premier voyage en dictature.

Barbie "ispice di counasse, les Guignols en revaient, Damas l'a fait
Dans cette valse au pas, les hommes dansent d’une façon qui m’interpelle. La première consiste à se gratter ostensiblement les testicules en public. Mais pas, comme en Inde, quand une fille leur plait (quoique), juste quand il faut, semble-t-il (dans quel cas, il « faut » très souvent). La seconde consiste en une étonnante proximité entre mâles. Ils échangent des baisers dans le cou, des caresses, déambulent main dans la main. Passé les premières heures, je me rends à l’ évidence: non Damas n’est pas une ville où les homosexuels s’afficheraient plus qu’ailleurs. Ce comportement est simplement normal. Est-ce parce qu’il est si difficile de sortir avec une fille qu’ils rattrapent leur manque de tendresse entre eux ? L’islam est-elle en cause dans ce trait de la société syrienne ? Ce qui est sûr, c’est que les couples homme/femme se comptent sur les doigts de la main. Des femmes qui, pour certaines, portent un accoutrement qui m’atterre: pantalon noir, hauts et gants de velours noirs et surtout, un voile complet sur le visage. Quand je dis voile, c’est en fait une sorte de grand bandeau enroulé tout autour de leur tête. Et quand je dis complet, ça implique que ce bandeau leur passe aussi devant les yeux. Puisqu’elles marchent sans tenir la main de monsieur – qui, naturellement, arbore moustache El-Assad, chemise manche courtes et pantalon- je suppose qu’elles voient un minimum à travers. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que ces sociétés qui s’islamisent de plus en plus vont droit dans le mur. Que ça ne pourra pas durer. Le monde ne peut pas évoluer à l’envers éternellement. J’espère ne pas pécher d’optimisme.
Difficile du coup de faire de vraies rencontres. Et quand on ne parle pas arabe, cela devient quasiment impossible. Les quelques échanges anglophones que j’ai eus ont duré cinq minutes, le temps d’échanger le qui-quoi-quand-où basique. Elles ne valent pas la peine d’être retranscrites ici. Les autres tentatives de rencontre ont buté, après la langue, sur des visages guère accueillants. J’ai la désagréable impression que, quand il ne s’agit pas d’essayer de lui vendre un tapis, le touriste occidental redevient vite un potentiel sale post-colonialiste. L’hospitalité syrienne existe, mais guère à Damas.

Cour du Palais Azem.
C’est bien le seul regret de cette étape syrienne très séduisante. Je regrette de ne pas pouvoir découvrir Alep, Palmyre et les mille autres merveilles que ce pays étrange doit cacher. Mais d’autres merveilles m’attendent. Lundi midi, je grimpe, non sans mal, dans le bus pour Amman. D’où je rejoindrai Pétra.

Cour de la grande mosquee.
Posted on 5 septembre 2009
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